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ANT(hy)POSTASE, une mini-série théorique, chapitre 3

17 décembre 2023

De quoi relève ce qu'il y a ci-dessus ? Si je dis « une image », je n'ai encore rien dit. Le mot, en français, ne précise pas si c'est dans le temps et en mouvement, comme un plan de film, ou hors du temps et immobile (une photographie, un dessin, mais aussi un plan de cinéma lorsque celui-ci ne montre rien qui bouge, par exemple l'intérieur d'une pièce vide de personnages et sans variations de lumière), ou encore une représentation mentale, comme lorsque Françoise Dolto distingue l'image inconsciente du corps du schéma corporel, ou enfin ce fourre-tout qui a servi à Gilles Deleuze – voir mon blog de la semaine dernière – de signifiant à tout faire pour parler du cinéma, une fois collé avec un autre mot, en se servant d'un tiret comme raccord....

Concrètement, ce que vous voyez est une capture d'écran extraite de mon film en cours Un musicien concret, un long-métrage qu'avec l'aide de Régis Lacaze et Anne-Marie Marsaguet, je suis en train de réaliser sur mon travail de compositeur. En voyant, filmée par Régis en gros plan, la bande magnétique originale de ma Tentation de saint Antoine défiler devant les têtes d'un Revox PR99 (de gauche à droite, respectivement la tête d'effacement – coupée par le bord cadre -, la tête d'enregistrement et celle de lecture), avant de passer derrière cette grosse roue en caoutchouc qu'on appelle le galet-presseur - j'avais d'abord écrit "cabestan" mais Nicolas Vérin m'a signalé mon erreur - et qui contribue à assurer la régularité de sa vitesse de lecture), j'ai trouvé ces plans expressifs. Notamment lorsque l'on voit fugitivement, comme ici, passer un « collant » de scotch blanc, qui marque un geste de montage effectué il y a 40 ans. J'ai réalisé alors, sur DaVinci Resolve, un trucage élémentaire visant à incruster ce défilement au centre d'une image qui montre, en plongée, les élèves du collège voisin se rendant en groupe vers leur réfectoire, situé à une autre adresse que leurs salles de cours. Ce qu'ils font tous les jours dans une effervescence joyeuse, et je les comprends, car ils doivent passer leurs journées dans des locaux exigus, sans cour de récréation digne de ce nom. De notre balcon situé au cinquième étage, on peut les voir à la verticale partir vers midi et demi en direction de la rue Elzévir, et je les ai ainsi filmés plusieurs fois. C'est très drôle, mais aussi émouvant de voir des têtes de filles et de garçons, et des corps danser, s'agréger, se séparer sur le trottoir, avec un surveillant qui essaie de canaliser leur écoulement, pour leur éviter notamment un accident.

Évidemment, ce sera mieux quand vous aurez et le mouvement, et les sons avec les images, et le temps.

Ce que j'ai voulu illustrer par cet effet visuel, c'est l'idée que lorsque je travaille des sons fixés après les avoir créés, j'oublie que ce sont « seulement des sons », j'ai des représentations mentales d'espaces, de matières, de volumes, de foules, de mouvements, d'événements sans caractère visuel précis. La bande magnétique d'1/4 de pouce, sur laquelle j'ai réalisé la plus grande partie de mes musiques, est le support bienheureusement opaque (sans cela, je ne l'aurais pas adopté) de ces représentations, aussi rapides et agitées que les collégiens qu'on voit ici.

Je compare aussi cette bande à un fleuve avec deux rives, d'ailleurs je ne travaille jamais avec plus de deux pistes sonores.

Pour le dire autrement : pour moi, quand il n'y a que des sons (fixés), il n'y a plus de son. De la même façon, quand il n'y a que des images animées il n'y a plus d'images, car toutes nos sensations se condensent dans ce qui est sur l'écran, à travers le canal visuel. Et notamment bien sûr, celle du rythme.

J'ai eu l'occasion, adolescent, de voir des films muets projetés à la Cinémathèque d'Henri Langlois (située alors au Palais de Chaillot) dans les conditions que son fondateur imposait, à savoir le silence complet. C'étaient aussi les conditions où Patrick Brion montrait les mêmes films dans son Cinéma de minuit, sur la Troisième Chaîne du service public. C'était merveilleux de voir ainsi Le Lys brisé de Griffith, La Foule de Vidor, ou Le Dernier des hommes de Murnau sans aucun son, car rien ne m'échappait des vibrations lumineuses, des gestes, des rythmes. L'image se faisait oublier comme image, de même que j'oublie le son quand je compose, et que je veux qu'on l'oublie en écoutant l'œuvre.

Il y a un beau texte de Tarkovski que j'ai lu pour la première fois en français, dans le n°149 du mensuel Positif, sous le titre « De la figure cinématographique ». Sauf erreur, le terme russe utilisé par Tarkovski et que la traductrice Svetlana Dermotte traduit de façon appropriée par « figure » est образ (obraz). Mais on peut trouver de ce même texte des traductions françaises ultérieures, dans lesquelles образ est rendu par « image », un autre choix possible mais que je déplore, car il entraîne ici, s'agissant de cinéma, une confusion inévitable avec le visuel. Or, Tarkovski ne nous parle pas de l'image au sens où Godard martelait ce mot (dans des formules comme « pas une image juste/juste une image »); il nous parle de rythme et d'écoulement du temps – en l'occurrence du temps fixé et sculpté que le cinéma sonore met à notre disposition. Ce texte lu en 1980 m'a aidé à comprendre ce que je cherchais à faire en musique, même si je le savais déjà plus ou moins clairement, puisque une de mes premières œuvres, qui date de 1972, s’intitule La Machine à passer le temps.

Je l'ai composée peu après être entré au Groupe de Recherches Musicales. Ce dernier, animé par François Bayle, était alors intégré à la fois matériellement et administrativement dans le Service de la Recherche de l'ORTF, fondé et dirigé par Pierre Schaeffer. Tous les jours de la semaine, y compris dans la cantine située au sous-sol du Centre Bourdan qui abritait le Service, nous pouvions côtoyer des réalisateurs, des hommes de l'image, comme on disait. On y trouvait notamment un petit atelier Super-8mm, dirigé par Pierre Mandrin. Lorsque le producteur de télévision Jean Frapat a eu l'idée, en 1974, de me consacrer un sujet dans sa série Droit de cité, destinée à faire connaître de jeunes créateurs, je me suis dit que je ne voulais pas y être présent seulement comme compositeur, et j'en ai profité pour écrire et réaliser l'image et le son d'un petit court-métrage tourné en super-8, qui constituerait la fin de ce documentaire. Le réalisateur de ce sujet, Jacques Kébadian, avec qui j'avais déjà travaillé et dont j'avais fait la connaissance grâce à Philippe Baudart, m'a aidé pour la prise de vue. Nous avons tourné chez mes amis Catherine et Jean-Pierre Colas, à Saint-Ambroix dans le Gard, et j'ai écrit un petit scénario à partir de ce que leur maison m'offrait, notamment son arrière-cour. Les Colas avaient chez eux un petit singe, une femelle macaque plus précisément, que Jean-Pierre avait ramenée du Laos où il avait effectué son service militaire comme vétérinaire coopérant. J'ai fait de cette « singette », comme l'appelaient mes amis, l'héroïne de mon mini-scénario. Aucun son n'a été réalisé pendant la prise de vue, tout a été post-synchronisé, bruité et sonorisé après coup. J'ai réalisé moi-même, sur place ou à Paris, les bruitages et la musique. Avec Jeannine Vernon, nous avons monté l'image super-8 gonflée en 16mm, et les sons sur bande magnétique perforée, selon la technique du « double-bande » utilisée alors. Ce film qui s'intitule Le Grand Nettoyage a été mis, avec mon accord, sur Youtube par Rodrigo Sacic, où vous pouvez toujours le voir, il dure 4'30''. Il m'a permis d'expérimenter moi-même une partie des effets audio-visuels sur lesquels j'allais écrire quelques années plus tard, dans une série d'articles et de livres.

A part un bref article dans les publications internes du GRM, je n'ai donc pas écrit sur le cinéma sonore avant d'avoir essayé quelques-unes des combinaisons audio-visuelles (de même que j'allais en 1983 « tester », dans mon court-métrage parlant Éponine, l'effet de la voix sans corps, celle d'une mère en l'occurrence). Je voulais parler d'expérience.

Ensuite, pour décrire les situations audio-visuelles (ou plutôt audio-logo-visuelles, n'oublions pas les mots, le langage qu'on lit ou qu'on entend) observées dans des centaines de films, j'ai été amené à créer beaucoup d'expressions et de mots. Des mots et des expressions que l'on trouve, je le rappelle une nouvelle fois, récapitulés et définis dans le Glossaire téléchargeable sur le présent site (en plus, ce Glossaire est bilingue, français/anglais, grâce à la traduction de mon amie Claudia Gorbman). Tous ces mots renvoient à des « espèces » de relations observées, comme les termes de la botanique renvoient à l'univers végétal, et ils ne sont pas faits pour être emblématisés et hypostasiés.

Deux de ces mots descriptifs que j'ai inventés sont devenus pourtant emblématiques. Pour le premier, « acousmêtre », créé en 1982, je ne m'en plains pas trop, car il m'a valu en 2017 d'être invité par Liquid Architecture pour en parler, dans une conférence répétée quatre fois à Melbourne, Brisbane, Sidney et Auckland. Le second mot est celui de « synchrèse », par lequel, utilisant la technique du mot-valise (synchronisme + synthèse), je désigne un « phénomène psycho-physiologique spontané et réflexe, universel, dépendant de nos connexions nerveuses, et ne répondant à aucun conditionnement culturel ,et qui consiste à percevoir comme un seul et même phénomène se manifestant à la fois visuellement et acoustiquement la concomitanced'un événement sonore ponctuel et d'un événement visuel ponctuel, dès l'instant où ceux-ci se produisent simultanément, et à cette seule condition nécessaire et suffisante.». Je suis plus content de la rigueur de cette définition que de l'invention du mot, et encore plus que d'avoir observé ce phénomène psycho-physiologique, qui me paraît d'une évidence et d'une banalité telles que je rougis d'en être crédité. Hélas, je tombe parfois sur des commentaires qui, pour lui donner de l'ampleur théorique ou pour le réfuter, en donnent une définition inexacte et sans égard pour le cadre très précis et limité de ce qui, je regrette, n'est aucunement un « concept », non plus que l'expression d'une idéologie, mais un phénomène réflexe de perception.

Le paradoxe qui préside à la façon dont s'est déroulée ma vie, à partir de 1980, est celui-ci : j'ai enseigné et étudié l'audio-(logo)-visuel, j'ai tiré de cette étude et de cet enseignement plusieurs livres, largement traduits, et des dizaines d'articles, j'ai aussi réalisé des bandes sonores pour des vidéos, un ballet, un spectacle poétique, en même temps que je continuais de créer des musiques où il n'y a rien à voir. A partir de 1997, j'ai cessé de travailler pour d'autres images que les miennes, et bien plus, j'ai pris des dispositions pour que mes musiques concrètes, pendant une certaine période après moi ne soit pas utilisées pour des ballets, des films, des spectacles – car je veux leur laisser le temps de s'affirmer par elles-mêmes. Et bien entendu, je récuse toute partition ou visualisation qu'on est libre d'en faire, mais où je ne reconnais pas mon travail.

Le 3 novembre dernier, à la Muse en circuit à Alfortville, a eu lieu un concert de deux de mes pièces que Motus vient de publier en CD, Requiem + Laudes. Jonathan Prager était l'acousmoniste, comme toujours exceptionnel, et en plus ce concert a été filmé, dans une réalisation de Selim Martin, que vous pouvez voir sur Youtube. On y voit ce qui était visible dans le concert même : les haut-parleurs, des lumières fixes, le public, et Jonathan, qui vit la musique – un beau spectacle, en soi.

Quant au film que j'évoque au début de ce troisième et dernier épisode de ma mini-série, il ne sera acceptable, pour moi, que s'il affiche bien le caractère non-montrable d'une telle musique, tout en l'expliquant le plus clairement possible pour un large public, et en restant attrayant à écouter et à voir. Forcément, s'il restera quelque chose à montrer à la toute fin, c'est une bande magnétique qui, pour exposer sa partie magnétisée à la tête de lecture, devra, tel un chef d'orchestre, nous tourner le dos. Il ne sera plus nécessaire de la faire accompagner par un cortège de lycéens. On pourra aussi montrer des haut-parleurs qui, en fait, sont des projecteurs de sons tournés vers nous.

Ce qui me ferait horreur, c'est que l'on croie que je compose ainsi par principe, pour exprimer un absolutisme ou une « radicalité », notions que je déteste. L'écrivain qui se sert des mots et seulement des mots est-il radical ? Non. Alors, composer de la musique concrète avec des sons fixés, dont la source n'est pas montrée parce qu'elle n'est pas montrable, ne l'est pas non plus, c'est tout simplement ce qu'on appelle une vocation. D'autres l'ont eue avant moi, d'autres ont la même, d'autres l'auront. Et dans chaque cas, si c'est authentique, c'est une expérience humaine qu'il doit être possible de raconter.