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HOMMAGE À FRANCIS DHOMONT (1926-2023)

14 janvier 2024

C'est en 1988, chez François (auteur de la photo) et Geneviève Bayle (au centre, bien entourée), sur leur merveilleuse terrasse en plein cœur du Quartier Latin, qu'a été prise cette photo sur laquelle Francis Dhomont, souriant comme toujours, et moi-même avons trinqué à... l'amitié, certainement, et à la musique que nous pratiquons en commun, même si certains (dont François, initiateur de cette formulation, et Francis) ont opté pour l'appellation « musique acousmatique », tandis que je préfère depuis 1988 la nommer musique concrète. Dans les deux cas, il s'agit des mêmes musiques faites sur le principe d'une fixation sur un support, quel que soit ce dernier et quelles que soient les techniques, esthétiques et sources mobilisées. Deux appellations différentes, et non deux concepts différents. Là encore : pas d'hypostase !

Francis Dhomont nous a quittés le 28 décembre dernier, en Avignon où, après avoir vécu et enseigné à Montréal, il s'était installé pour sa retraite d'enseignant avec sa femme, l'artiste colombienne Inès Wickmann. Né en 1926, un an donc avant Pierre Henry, il était notre doyen à toutes et tous. Inès et son amie Annette Vande Gorne ont fait circuler la nouvelle, et les hommages de compositeurs·trices internationaux, auxquels je me suis joint, n'ont cessé d'affluer pendant quelques jours sur ma boite mail. L'homme, ouvert, chaleureux et qui a beaucoup fait pour les autres, y était autant loué que l'œuvre.

Sur sa biographie, sa personne et ses compositions, je peux renvoyer à deux publications qu'on trouve toujours, j'espère, en bibliothèque : un numéro spécial livre-disque de la revue Sonopsys, Cahiers de la Musique concrète/acousmatique, dirigé en 2003 par Florence Gonot et Alexandre Yterce, et une monographie collective (épuisée, je crois) coordonnée en 2009 par Evelyne Gayou, dans la collection Portraits Polychromes. Je signale encore une émission-portrait réalisée en début 2023 par Alexandre Bazin, toujours audible en « podcast » sur le site de Radio-France, et enfin je renvoie à l'abondante documentation fournie sur le site electrocd.com, qui distribue un grand nombre de ses disques. J'ajouterai juste ici quelques souvenirs et remarques personnelles.

Récemment, pour préparer un stage Acoulogia, je lui avais passé un coup de fil, et après avoir parlé brièvement avec Inès puis avec lui, je lui avais envoyé ce petit mot :

« - te souviens-tu de tes premiers essais sur magnétophone à fil Webster, vers 1946, et quels étaient les sons, les sources que tu créais et enregistrais pour ces essais (instruments ? voix ? autres ?).  Cela pour un stage que j'organise les 16-17 novembre sur la création des sons pour les musiques concrètes/acousmatiques.  Merci pour tes réponses ! Nos amitiés à vous deux de Paris ta ville natale ! Michel »

Il me répondit le 1er novembre :

« Bon, alors je peux dire que puisque « Tout ce qui fait du son est bon ! » j’enregistrais tout, absolument tout. Mais je n’utilisais que très peu de ces sons, choisis par affinité et pour leurs possibles développements dans mes œuvres. Exemples : marteau piqueur, gouttes d’eau, crapaud, rossignol, scie à ruban, cris d’enfants, sauterelle, etc… plus ceux (percussions, frottements, grattements, etc.) que je créais avec n’importe quel corps sonore. Que te dire de plus ? Ça te va ? La bise, Francis. »

… et ajouta le lendemain :

« Suite... Je viens de me souvenir que, émerveillé par cette possibilité de conserver des éléments sonores, l’un de mes premiers essais fut de jouer, un ami et moi, de petites comédies improvisées. »

Je lui ai répondu :

« Ah ! très bien! Moi aussi, à l'âge de 11-12 ans, je me suis enregistré avec mon frère sur un magnétophone ramené d'Allemagne par mon père ; mais nous avons joué à imiter des émissions de radio. »

Je savais bien que Francis avait vingt ans de plus que moi, et que le magnétophone à fil, c'était autre chose en 1946 pour un jeune homme de 20 ans, que le Grundig de mon père pour l'enfant de 11 ans que j'avais été. Sur l'irremplaçable Wikipedia, en tapant « Enregistreur à fil », on trouve une notice illustrée concernant ce type d'appareil.

J'ai fait la connaissance de Francis vers 1977-78. A cette époque, je n'étais déjà plus membre du GRM, mais continuais à rester en contact avec le Groupe, pour des « cachets » divers (animation d'émissions radio, rédaction de textes). J'essayais alors des formules de concert incorporant à côté de mes bandes magnétiques, des projections (j'avais été initié par Jacques Kébadian et Denis Dufour à la prise de vue super-8, et m'étais acheté une caméra Beaulieu), des chansons que j'avais écrites ou co-écrites, et des pièces pour piano de mon cru, mais je savais que je n'étais ni un bon pianiste, ni un bon chanteur. Je n'ai pas insisté longtemps dans cette voie.

Francis m'avait invité à jouer mes musiques dans un festival qu'il avait créé et organisé à St-Rémy de Provence. Comme je logeais chez lui, nous prenions le temps de discuter ; nous avons vite sympathisé. Il était capable de maintenir ses positions et d'échanger des points de vue sans se braquer.

A cette époque, il commençait à s'affirmer comme compositeur voué à la « musique sur bande ». Il est facilement par la suite passé à l'ordinateur et à ProTools, pour faire la même musique sur support (vous savez, la musique concrète ainsi que disent les uns, ou acousmatique préfèrent dire les autres).

Sa production comporte quelques pièces de divertissement, mais est souvent d'un caractère intense, sombre et prenant. Il a porté à l'écran (acousmatique) des textes de Laing sur la schizophrénie et des nouvelles de Kafka, et les mots « nuit, mourir, noir », figurent avec insistance dans plusieurs titres de son copieux catalogue. Pourtant, il n'y avait dans sa personne et son abord aucune affectation de gravité et de mystère ; je déteste les gens qui s'entourent d'un brouillard de mots et parlent avec vous de manière évasive, débraillée et volontairement inconséquente, croyant que cela leur donne un genre artiste anti-intellectuel. Francis, comme artiste, était tout le contraire.

Par ailleurs, peut-être à cause de son âge, il n'a pas appartenu à un des nombreux groupes et centres électroacoustiques, qui, sous l'impulsion de l'aide publique, ont éclos en France dans les années 70 (plusieurs ont fermé depuis, ou se sont tournés vers l'événementiel, le multi-media). Pour se faire connaître en France, il proposait ses œuvres à des concours dont celui créé par le Groupe de Musique Expérimentale de Bourges, où il a été plusieurs fois primé. Plus tard, le GRM l'a accueilli et programmé.

Un grand moment de sa vie fut son émigration au Québec, où il sut se faire reconnaître et faire reconnaître le genre, créant un enseignement et suscitant beaucoup de vocations.

Après son départ pour Montréal, nous sommes restés en contact et avons échangé un certain nombre de lettres et d'envois, nous consultant sur des écrits ou des œuvres, discutant la situation musicale.

Le 15 mars 1981, il m'écrivait par exemple (les majuscules sont de lui) :

« Cette année montréalaise aura été assez fructueuse pour moi car j'étais reçu à la faculté comme professeur invité, ce qui m'a permis de terminer ma suite de pièces sur des textes de R.D. LAING (dont je t'avais parlé me semble-t-il) et d'en donner la création à l'Université (concerts organisé par Denis LORRAIN) le 3 février dernier. L'accueil a été très chaleureux et la fac a décidé de réaliser un disque de cette œuvre. C'est une longue affaire (plus ou moins 50 minutes) sur laquelle je travaille encore pour les détails. Son titre : « SOUS LE REGARD D'UN SOLEIL NOIR ». Ci-jointe une cassette de la version la plus récente, j'aimerais connaître ton avis si tu as la patience d'aller jusqu'au bout (et le « bout » me semble nécessaire). Le public a trouvé que ce n'était pas long... alors !

L'œuvre me tient à cœur pour des raisons autres que musicales. C'est un « message » qui m'a touché que j'aimerais avoir su traduire. Il me serait agréable aussi (eh ! oui...) que ce soit diffusé de temps à autre. »

Finalement (je ne sais plus quel rôle j'ai joué dans cette affaire), l'œuvre a été créée en France par le G.R.M., qui l'a éditée en disque en 1982. C'est toujours une de ses pièces que je préfère. Rééditée en CD chez Empreintes DIGITALes, elle ouvre un genre jusqu'alors inédit dans notre musique, analogue à ce qu'est le documentaire de création pour le cinéma, comme certains films d'Agnès Varda, de Godard, d'Alain Cavalier ou du Canadien Guy Maddin (My Winnipeg, ce chef-d’œuvre). Il n'y a pas de personnage principal et de narration, mais un propos et des orateurs – des proférateurs, dirai-je ; l'œuvre est éloquente, fermement construite, et hantée.

Moi aussi, cher Francis, le « bout » me semble nécessaire, et j'essaie que la fin de chacune de mes pièces ne soit jamais une formalité neutre. Cette confiance dans la notion d'œuvre est une chose que nous avions en commun.

La deuxième lettre que je cite est significative d'un tournant historique que je me rappelle bien et qui se situe à la fin des années 80, une période dont j'ai été un des acteurs, notamment par l'écrit, mais aussi par mes compositions et leurs titres. Il s'agit de la période où certains ont déclaré que l'œuvre sur support – l'œuvre de « sons fixés », comme je disais - appartenait au passé, puisque les systèmes Midi et le synthétiseur, entre autres, permettaient soi-disant de créer les mêmes sons et effets en direct, devant le public. Je faisais partie, avec Francis et d'autres, de ceux qui jugeaient au contraire qu'il ne fallait pas enterrer le genre. Chacun de notre côté, nous avons milité pour la musique sur support (vous savez, celle qu'on appelle ici acousmatique et là concrète...)

Vers 1987, j'avais été appelé à la rescousse par François Bayle pour aider les membres du GRM, notamment ceux payés en principe pour écrire et qui n'en faisaient rien, à honorer une proposition de la Revue Musicale qu'ils avaient laissée sans réponse, celle de faire le bilan de la Recherche Musicale au GRM. Je fis aboutir cette proposition sous la forme d'un très gros volume collectif, et en profitai pour y incorporer deux articles que j'avais écrits en faveur de la musique sur support. Assez vite, j'ai eu l'idée de leur adjoindre d'autres pages de mon cru pour en faire, sous ma seule signature et responsabilité, un manifeste qui, après avoir été proposé sans succès à différents éditeurs, sera publié par Metamkine grâce à Jérôme Noetinger, sous le titre L'Art des sons fixés. Aussi ai-je envoyé à Francis, dès 1988 un premier état du texte pour avoir son avis. Il me répondit :

« Montréal, le 20.10.88

Cher Michel,

bien reçu ta lettre ce matin. J'y réponds tout de suite pour te dire que je suis - chaque fois que mon boulot le permet – plongé dans la lecture attentive de ton texte, que c'est un réel plaisir et que je vais donc ne pas tarder à te faire part de mes réflexions.

Mais déjà, une chose est certaine pour moi : ce livre est nécessaire. Peut-être pour tenter de modifier la tendance actuelle, en tout cas pour constituer un témoignage et permettre à ceux qui, tout bas, pensent comme nous de sortir de l'isolement.

Changerons-nous quelque chose ? Difficile à dire. Mais si personne ne fait rien, alors, certainement, rien ne changera.

J'en suis d'autant plus convaincu que je vis en ce moment concrètement (mis en gras par F.D.), un véritable conflit de culture avec l'arrivée du prof MIDI dont je t'ai parlé. L'offensive n'est même plus voilée mais bien visible à l'œil nu.

Passons sur les détails. Ce qui est, dans cette menace, est cependant très positif, c'est la réaction et la prise de position active de plusieurs étudiants en faveur de mon enseignement. C'est d'une part rassurant de ne pas se sentir seul mais, surtout, cela prouve que le travail n'a pas été perdu et que des idées fortes ont trouvé leur terrain.

J'ai donc décidé de lutter avec mes moyens, c'est-à-dire d'utiliser mon handicap : puisqu'on ne le confie plus que des débutants, je les pervertis ! Et je crois remarquer sur certains visages de la cuvée nouvelle, pendant le cours de Techniques d'écriture électro acoustique, que le message passe. Peut-être quelques âmes seront-elles sauvées...

J'ai d'ailleurs commencé à tester certains de tes arguments dans mes cours et - divine surprise -  j'ai trouvé un écho et parfois une adhésion spontanée.

Un de mes anciens étudiants devenu un ami, actuellement en doctorat et chargé de cours lui-même, a fait dernièrement, à l'occasion d'un séminaire MIDI, un exposé public dans lequel il disait en substance, à quel point ce système lui paraissait être esthétiquement anti-électroacoustique.

Je crois que tous ces hochets scientistes qui aboutissent à des productions insipides commencent à être entendus pour ce qu'ils sont et non plus pour ce qu'ils prétendent être. Quelques oreilles s'ouvrent :  on découvre, ici et là, que le roi est nu. Mais c'est encore bien timide face à l'éblouissement (l’aveuglement ?) général de la « keyboard generation »

Des encouragements cependant. Christian Calon, mon ami, dont tu as peut-être entendu Portrait d'un visiteur au Cycle 87 (le cycle de concerts du GRM à Paris, de l'année 86-87, note de M.C.) vient de recevoir le 2eme /prix d'un concours aux E.U.  et l'un de mes étudiants est en finale du concours de Radio-Canada. Tout cela se sait (mis en gras par Francis) et apporte quand même de l'eau au bon moulin.

Voilà. Ta lettre m'a réellement fait du bien au milieu de cette petite tempête esthétique. Ton livre aussi. J'y retourne donc et te tiens très vite au courant. »

(J'ai cité en détail cette lettre pour montrer que je n'étais pas seul à remarquer une certaine pression institutionnelle – pas la première, certes -  pour « ringardiser » la musique concrète/acousmatique en la faisant passer pour une pratique d'arrière-garde, dépassée par le progrès technique).

Dans une lettre qui fit suite à celle-ci, Francis devait formuler des remarques utiles et dont j'ai tenu compte. Je n'ai pas reçu tant de soutiens à l'époque ; peu après, je faisais la connaissance de Jérôme Noetinger, rencontre qui a été un des grands événements de ma vie.

Cher Francis, le combat continue, et il a un atout : un grand répertoire d'œuvres marquantes et engagées, dont les tiennes. Que ces œuvres soient jouées, écoutées, commentées et discutées.